Comment la junk food nous rend accros

Le journaliste américain Michael Moss, prix Pulitzer 2010, révèle dans un livre polémique qui sort en France aujourd’hui comment l’industrie agroalimentaire nous rend gros et addicts. En exclusivité européenne, nous l’avions rencontré en mars 2013. Il nous expliquait pourquoi elle s’en tirera néanmoins sans procès.

Minneapolis, 8 avril 1999. Onze dirigeants des plus grandes multinationales de l’agroalimentaire se donnent rendez-vous en secret au trente et unième étage du siège de la firme Pillsbury. Il y a Coca-Cola, Mars, Kraft Foods. À eux tous, ils pèsent 230 milliards de dollars. Les onze PDG sont de féroces concurrents. Céréaliers, fabricants de chips, de sodas, de plats préparés, ils bataillent depuis des décennies pour conquérir des “stomach shares” – les parts d’estomac des consommateurs – avec leurs alliés de toujours : le sel, le sucre et la graisse. La sainte trinité que l’agroalimentaire utilise pour rehausser le goût et procurer une sensation de plaisir maximum dès la première bouchée. Des millions de dollars sont dépensés en recherche et développement pour étudier le palais humain, les papilles, leurs connections avec le cerveau, et l’atteinte d’un orgasme gustatif nommé le“bliss point”.

Sur l’estrade, le vice-président de Kraft Foods, Michael Mudd, prend la parole. Il expose un document PowerPoint de 114 pages décrivant l’épidémie d’obésité qui frappe le pays depuis 1980. L’obésité a doublé chez les enfants américains (nous ne sommes qu’en 1999, les chiffres sont bien pires en 2013) ; le coût pour la société des diabètes et des maladies cardiovasculaires est déjà estimé à 100 milliards de dollars par an. Il évoque ouvertement la menace d’une connexion entre leurs abus et les grands procès qui ont miné l’industrie du tabac durant la décennie écoulée. Il invite son auditoire à inverser la tendance, à modifier les produits ; à faire partie de la solution plutôt que du problème. Il termine par ces mots : “Le pire que nous pourrions faire, c’est de ne rien faire.”

Vingt-deux cuillerées de sucre par jour

Piqué au vif, le patron de General Mills (Lucky Charms, Cheerios) proteste et rejette en bloc toute recomposition de ses produits. Un participant se souvient :

“En gros, pour lui, pas question de brader les produits les plus rentables à cause d’une bande de laborantins inquiets pour les obèses.”

La réunion se termine sur cette note et les onze PDG partent dîner. Rien ne changera. Aujourd’hui, 35% des Américains sont cliniquement obèses. Chacun d’eux consomme l’équivalent de vingt-deux cuillerées de sucre par jour, plus de quatre fois la dose recommandée, uniquement via la nourriture industrielle : le sucre naturel versé dans le café du matin n’entre pas dans ces statistiques. L’Amérique est la nation la plus obèse du monde. Mais la Chine, le Mexique, l’Inde, le Brésil rattrapent leur retard à grands pas. En France, le taux d’obésité a grimpé de 8,5 à 14,5% depuis 1997.

High comme le ferait la cocaïne

Le contenu de la réunion de Minneapolis, révélé par le journaliste d’investigation pour le New York Times Michael Moss dans son livre Sucre Sel et Matières Grasses (sorti le 10 septembre aux éditions Calmann-Lévy), nous apprend que les dirigeants eux-mêmes sont conscients du rapport troublant entre leur situation et celle des fabricants de cigarettes, condamnés à payer des millions de dollars pour avoir mis en danger la santé des consommateurs en rendant leurs produits plus addictifs. Le pire cauchemar des onze serait de connaître un destin semblable. Nous savons désormais qu’ils savaient. La junk food sera-t-elle le tabac des années 2010 ?

Entre fidéliser le consommateur et le rendre dépendant, il n’y a qu’un pas, qui, pour Michael Moss, a été sciemment franchi au fil des décennies :

“Des études neurobiologiques ont démontré que le sucre et la graisse peuvent rendre high comme le ferait la cocaïne. Certes, l’industrie pointe avec raison que cette science est balbutiante et que les études sont menées sur des rongeurs, pas des humains. Mais je me réfère à la dirigeante de l’Institut national des drogues, Nora Volkow, qui m’a confié que le sucre industriellement transformé pouvait développer les mêmes schémas d’addiction que les drogues dures.”

Ironie de l’histoire, c’est grâce à l’industrie du tabac que Michael Moss a mis la main sur d’importants documents. Lors des grands procès publics des années 90, Philip Morris (Marlboro, Chesterfield…) a dû rendre publics des millions de documents d’entreprise, des mémos internes, des conciliabules secrets. Or à cette époque, le cow-boy Marlboro vendait aussi des hamburgers.

“Philip Morris a racheté les firmes Kraft en 1985 et Nabisco en 2000, devenant aussi numéro un mondial de la processed food (“aliments transformés”). J’ai donc trouvé 80 millions de documents internes relatifs à la nourriture dans les archives des procès anti-tabac.”

Snack crack

Ces documents prouvent que les industriels ont continué à charger leurs produits en graisse, en sucre et en sel. Sucre Sel et Matières Grasses détaille comment l’industrie tente de rendre les gamins accros dès le berceau à leur marque préférée, et comment des réflexes et des sensations imprimés dans le cerveau – notamment le sucré – se conservent à l’âge adulte. L’épidémie d’obésité devient un problème de classes sociales, les pauvres ayant moins d’alternatives à cette nourriture bon marché, parfois la seule disponible. Moss fait une analogie entre la guerre contre le crack des années 80 et la bataille contre la junk food d’aujourd’hui dans les quartiers pauvres du pays. Les épiceries lui rappellent les crack houses :

“On entre dans ces magasins et on a des énormes bouteilles de soda, des paquets de chips, des gâteaux gras, des bonbons…”

Les écoliers achètent les produits avec très peu d’argent et reçoivent en échange des décharges de mauvaises calories. Ils ont même un nom pour ça, le “snack crack” :

“À Philadelphie, j’ai pu observer comment les directrices d’écoles et les parents manifestaient ensemble devant les épiceries pour exiger qu’ils arrêtent de vendre de la junk food à leurs enfants. Parce que les gamins ne peuvent pas apprendre. Ils sont aussi défoncés que leurs aînés l’étaient au crack il y a vingt ans.”

Disparition de la densité calorique

Pour étayer son enquête sur l’addiction, Moss a rencontré plusieurs témoins clés comme un ancien ingénieur de Frito-Lay (chips Doritos, 3 milliards de dollars de chiffre d’affaires annuel) qui explique comment la compagnie dépense 30 millions de dollars par an pour analyser la combinaison parfaite entre croustillant, saveur et arômes. Leur labo de recherche inclut une machine qui reproduit à l’identique la bouche d’un être humain en train de mastiquer. Elle a permis de découvrir le “point break”, la pression idéale pour qu’une chips craque sous la dent avec une sensation de plaisir maximum et un bruit croustillant optimal (autour de 30 kilopascals). Autre snack piège : le Cheetos, un Curly au fromage, notamment dans sa capacité à fondre dans la bouche. On appelle cette sensation la “disparition de la densité calorique”. Selon un expert californien interrogé par Moss :

“La plus grande trouvaille en termes de plaisir gustatif. Si l’aliment fond rapidement dans la bouche, le cerveau pense qu’il n’y a pas de calorie dedans, alors on se ressert. On peut en manger sans fin.”

Le bliss point est un climax gustatif étudié en laboratoire

Autre témoin clé, l’ancien président de la division Amériques de Coca-Cola, Jeffrey Dunn. Aujourd’hui repenti, il s’est lancé dans le commerce de jeunes pousses de carottes au rayon légumes des supermarchés, “pour régler ma dette karmique”, avoue-t-il. Vingt pour cent de buveurs accros boivent 80% du Coca vendu aux États-Unis chaque jour. Coca les appelle les “heavy users”, comme on parlerait de toxicomanes, et focalise son effort sur eux plutôt que sur les consommateurs occasionnels. C’est aussi l’industrie du soda qui a développé le terme de “bliss point”, que les industriels traquent comme la Toison d’or. Le bliss point est un climax gustatif étudié en laboratoire ; ni trop sucré, ni pas assez. Mais à force de manger des plats préparés et de boire des sodas, les palais américains se sont habitués au sucre : ils en veulent plus. Génération après génération, le curseur du bliss point des enfants, habitués aux céréales ultrasucrées le matin, s’est déplacé une fois adulte. Et le sucre dont ils ne peuvent se passer se retrouve partout. Sinon, ils trouveraient le produit sans saveur et se tourneraient vers une marque concurrente.

Les industriels qui veulent lever le pied et enlever des ingrédients nocifs perdent des parts de marché explique Moss, prenant l’industrie de la junk food à son propre piège :

“Ils subissent une pression énorme de Wall Street qui regarde derrière leur épaule et réclame des profits. La chose la plus importante à comprendre, c’est que les industriels sont eux-mêmes dépendants. Ils ne peuvent pas enlever plus de 10 % de chacun des trois piliers, sel, sucre, graisse. Ils en ont besoin pour préserver la nourriture, pour qu’elle reste telle quelle dans les rayons pendant des mois.”

Le sel évite d’utiliser d’autres ingrédients coûteux comme les herbes ou les épices :

“Il couvre aussi un mauvais goût caractéristique, inévitable dans les plats transformés, notamment avec la viande précuite puis réchauffée chez vous. Pareil pour les céréales à l’air inoffensif comme les corn flakes. Enlevez le sel, elles auront un goût de métal.”

1 000 milliards de dollars par an

Des extraits de son livre publiés sur le site du New York Times ont fait exploser les compteurs. Six millions de pages vues, 1 400 commentaires. Un record. Michael Moss se réjouit :

“Ça a touché un nerf. La Maison Blanche essaie de joindre certains industriels repentis et parle d’augmenter les subventions pour les fruits et légumes, éventuellement de taxes sur la junk food pour augmenter son prix.”

Dans le même temps, Moss ajoute que le secteur de la processed foodrapporte 1 000 milliards de dollars par an et que le Congrès est extrêmement coulant avec l’industrie. Les enjeux sont gigantesques. Aux États-Unis, la production d’aliments transformés (sodas, chips, plats préparés, surgelés…) emploie 1,4 million de personnes, soit 12 % de la main-d’œuvre du secteur secondaire.

“Le secteur est fortement subventionné. Au sein du département de l’agriculture, l’argent est là pour soutenir l’industrie agroalimentaire. Seule une part minuscule (6 millions de dollars par an) va au Bureau d’aide aux consommateurs, un petit immeuble perdu quelque part en Virginie.”

Raclures de carcasses de bœuf et de tripes à la centrifugeuse

Le voyage de Michael Moss dans le monde parallèle de l’agroalimentaire a commencé par une infection à la cacahuète. En 2009, il est rappelé d’Irak, où il couvrait la guerre pour le New York Times ; on lui demande d’enquêter sur la mystérieuse contamination d’une usine d’arachides, en Géorgie, infectée par la salmonellose :

“On comptait des morts et des milliers de malades dans le pays. À mesure que l’industrie rappelait ses tonnes de cacahuètes, il est devenu clair que les industriels avaient tout simplement perdu la traçabilité de leurs produits. Ils avaient perdu le contrôle…”

De la cacahuète, Michael Moss passe au steak haché suite à un fait divers. Une prof de danse de 22 ans perd l’usage de ses jambes suite à une intoxication alimentaire : un steak contaminé par la bactérie E. coli. Retrouver chaque bout de viande de ce steak haché mortel a été une odyssée de plusieurs mois : elle a valu à Moss un prix Pulitzer. Les abats venaient du Dakota du Sud, du Texas, d’Uruguay. L’industrie et les autorités sanitaires ont été particulièrement réticentes à collaborer. Moss en a profité pour révéler au public l’existence du fameux “minerai de viande”qui compose nos lasagnes : des raclures de carcasses de bœuf et de tripes passées à la centrifugeuse puis agglomérées et arrosées d’ammoniac.

“Le scandale de la viande de cheval en Europe est un problème de perte de contrôle de l’industrie, qui ne sait plus d’où vient la viande qui compose un hachis. Ça, c’est l’autre côté du problème de l’agroalimentaire. Mais quand je parle du sel, du sucre et du gras, c’est différent. L’industrie contrôle ce qu’elle met dans les pizzas, les sodas ou les chips. Un contrôle absolu.”

Malgré les éléments à charge rassemblés dans son livre, Michael Moss doute fortement qu’un procès géant ait lieu :

“Même si l’industrie a gardé sciemment quantité de sel, de sucre et de gras dans ses produits, elle est préparée, très confiante. N’importe quel acteur peut dire qu’il n’est pas responsable. Qui peut dire que le cookie Oreo (gâteau le plus vendu au monde) est responsable de l’obésité ? Personne. La nourriture est multiforme, pas comme la cigarette. Faire un procès ? À qui ? Compagnie par compagnie, produit par produit ? C’est très compliqué. C’est notre dépendance collective à la nourriture transformée qui devient un problème de santé publique.”

Sucre sel et matières grasses. Comment les industriels nous rendent accros, de Michael Moss, éd. Calmann-Lévy, 21,50€, 500 p.

Source: lesinrocks.com