La cigarette électronique, alternative inoffensive ou nouveau produit dangereux ?

Apparue il y a quatre ans, la cigarette électronique et ses volutes de vapeur garanties sans goudron ni cancérogènes inondent le marché. Au point d’apparaître, y compris pour une partie des milieux médicaux, comme une alternative possible au tabac, dont la consommation continue de tuer, en France, près de 73 000 personnes par an. Mais le risque existe aussi d’une banalisation de l’e-cigarette, ouvrant la porte à de nouvelles formes de dépendance à la nicotine. Cela d’autant plus que les majors du tabac s’intéressent de très près aux opportunités offertes par ce nouveau marché… Une enquête pour éviter l’enfumage.

Importée en France à partir de 2010, la cigarette électronique y connaît un succès aussi fulgurant qu’inattendu. Au cours de la seule année 2013, le nombre de boutiques spécialisées dans l’« e-cigarette » aurait été multiplié par dix, pour atteindre 1 200 magasins et 275 millions d’euros de chiffre d’affaires en France, des valeurs qui pourraient doubler sur l’année 2014 [1]. Côté consommateurs, ils seraient aujourd’hui entre un et deux millions à utiliser régulièrement la cigarette électronique, dont une partie a troqué, de manière partielle ou totale, la fumée du tabac pour la vapeur nicotinée. Pris de cours, l’État a mis du temps à réagir pour encadrer un secteur dont la croissance exponentielle s’apparente à un nouveau Far west. De leur côté, les cigarettiers voient leur rente menacée : les volumes de tabac vendus en France ont connu une baisse de 6 % durant l’année 2013 [2]. Une évolution due en partie à l’augmentation des prix, mais sur laquelle la cigarette électronique n’aurait pas été sans effets.

Dans un tel contexte, questions et controverses n’ont pas mis longtemps à émerger, comme le montre la réaction aux recommandations de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), publiée le 5 septembre, qui préconise d’interdire la vente des cigarettes électroniques aux mineurs. Faut-il laisser faire ou réglementer ? Pour les uns, fabricants et distributeurs notamment, rejoints par certains professeurs de médecine, la cigarette électronique permet d’espérer une libération massive des fumeurs de leur addiction au tabac. Porteuse d’une potentielle « révolution de santé publique », la diffusion de l’e-cigarette devrait alors être encouragée, les entraves à son développement prudemment soupesées. Pour d’autres, la banalisation de son usage est au mieux imprudente, au pire dangereuse pour la santé des consommateurs. Les vapeurs inhalées sont-elles réellement sans danger ? Quid du risque de commencer par la cigarette électronique, pour évoluer vers une dépendance au tabac pur et dur, en particulier chez les jeunes ?

Absence d’études et de réglementations

Lorsqu’un fumeur actionne le bouton de sa vapoteuse – autre appellation de la cigarette électronique – et aspire une bouffée, le « e-liquide » contenu dans son réservoir est chauffé par une résistance ; il se transforme en vapeur avant d’être inhalé. Puisqu’il n’y a pas combustion (ce qui transformerait la nature des composants) mais simple vaporisation, la composition des gaz respirés par le « vapoteur » est sensiblement identique à celle des liquides contenus dans les cartouches. On trouve de la nicotine (mais pas toujours), des arômes, parfois un peu d’eau ou d’alcool, et surtout, aux trois-quarts, du propylène glycol, généralement mélangé à de la glycérine. Ces deux derniers produits permettent la fabrication de vapeur. Utilisés pour simuler des fumées dans les concerts et dans les boîtes de nuit, ou comme composants dans l’industrie alimentaire ou la pharmacie, ces substances sont d’usage courant et réputées non cancérogènes.

Pourtant, relève un rapport de l’Office français de prévention du tabagisme (OFT), le propylène glycol, irritant à très forte dose, est également « suspecté d’être toxique à long terme par inhalation » [3]. Bien que son usage ne soit pas réglementé en France, ce produit est soumis à des valeurs limites d’exposition, imposées ou recommandées, au Royaume-uni ainsi qu’aux États-Unis. « Certaines fiches de données de sécurité suggèrent même le port d’un masque de protection respiratoire pour des expositions répétées », ajoute le rapport. Vanille, kiwi ou chocolat, les arômes utilisés pour parfumer la vapeur, souvent issus de l’industrie alimentaire, sont également sujets à caution. « Ces arômes sont, pour certains, résistants à la température, mais pour bon nombre d’entre eux, ce paramètre est inconnu. [Leur] toxicité éventuelle, dans des conditions d’utilisation assez différentes de celles de l’alimentation, est insuffisamment étudiée. De manière générale, il y a un vide d’études et de réglementations sur les arômes absorbés par inhalation. »

Un « outil de sortie du tabac » ?

Malgré ces réserves, et un manque de recul lié au développement récent de l’e-cigarette, les spécialistes s’accordent sur un point : la vapeur de cigarette électronique est vraisemblablement moins dangereuse que la fumée du tabac, « riche » de près de 4000 composants, dont plusieurs dizaines de cancérogènes bien identifiés. Dès lors, une diffusion massive de la vapoteuse, utilisée comme un « outil de sortie du tabac » pour les fumeurs de cigarette classique, s’impose-t-elle comme une nécessité pour la santé publique ? C’est le parti pris par de nombreux experts, tels ces dix médecins signataires, en septembre 2013, d’un « Appel pour la reconnaissance médicale de la cigarette électronique ». Ces derniers réagissent alors à l’intention européenne d’un contrôle renforcé sur la commercialisation du produit.

Ni monopole des buralistes, ni médicament confiné aux étales des pharmacies, « la cigarette électronique doit rester en vente libre », résume Anne Borgne, chef du service addictologie des hôpitaux universitaires de Seine-Saint-Denis. « Il faut des produits qui fournissent plus de nicotine et plus vite, va jusqu’à estimer Jean-François Etter, professeur associé à l’université de Genève, l’un des plus fervents défenseurs de la vapoteuse. Quitte à ce que ces produits conduisent à des comportements compulsifs, mais pour que les fumeurs, et notamment les gros fumeurs, se convertissent au vapotage. » [4]

« Pas plus efficace qu’un patch »

« A ce jour, l’efficacité de la cigarette électronique pour sortir du tabac n’est pas démontrée », tempère le professeur Yves Martinet, président du Comité national contre le tabagisme (CNCT). « C’est une question plus compliquée qu’il ne semble en première approche », confirme William Dab, professeur au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM), spécialiste de sécurité sanitaire. Analysant les résultats d’une étude néo-zélandaise parue dans la revue médicale The Lancet, ce dernier réfute les conclusions trop rapides, généralement basées sur de simples témoignages [5], élevant l’e-cigarette au rang de remède miracle contre la dépendance tabagique : « Dans cette étude, l’e-cigarette n’a pas montré qu’elle était plus efficace qu’un patch ou qu’un placebo en termes de nicotine. » De son côté, le site de vente en ligne Absolut vapor se fonde sur la même étude pour considérer, cette fois, la cigarette électronique comme « au moins aussi efficace que les patchs pour arrêter de fumer ». Étude contre étude, interprétation contre interprétation : la question de l’efficacité de la vapoteuse pour l’arrêt du tabac, argument central de nombreux promoteurs, n’est pas encore tranchée.

« La cigarette électronique, c’est beaucoup de questions et pas beaucoup de réponses », résume Yves Martinet, du CNCT. Dans ces conditions, et tandis que s’ouvrent, chaque jour ou presque, de nouvelles boutiques spécialisées, c’est une véritable bataille qui se joue sur le terrain des mots pour fixer l’image, et donc le devenir, de l’e-cigarette. La Fédération interprofessionnelle de la vape (!) (la Fivape), qui représente fabricants et distributeurs, fait tout pour dissocier l’image de la cigarette électronique de celle du tabac. « Le mot cigarette électronique est obsolète. C’est un inhalateur personnel, un vaporisateur, une vaporette, peu importe. C’est un produit qui ne copie plus les codes du tabac, qui a sa propre identité », argumente Charly Pairaud, secrétaire général de la Fivape et directeur commercial d’une société productrice d’e-liquide.

Naissance de la « vapologie » : le marketing à l’assaut des imaginaires

Les professionnels du secteur entendent poser les bases de la « vapologie », art et science de la cigarette électronique définissant un certain rapport à l’objet : « La vape devient un produit similaire à l’alcool et au vin, un objet de plaisir, à consommer avec modération. L’œnologie consiste à boire du vin de manière élégante et raffinée ; on réduit la consommation en quantité, on l’améliore en qualité. La France est le pays de la gastronomie, de la parfumerie. Si elle ne devient pas le pays de la vapologie, elle aura tout raté », développe Charly Pairaud.

Cet argumentaire marketing vient à point nommé pour soutenir les actions de lobbying engagées par la filière, face à la menace de mesures envisagées d’abord par les instances européennes, puis par le gouvernement français. Sur le plan européen, les industriels de la vape sont passés tout près de la catastrophe. A mi-parcours d’un processus qui a conduit à l’adoption, en avril 2014, d’une directive « tabac », la plupart des États-membres semblaient enclins à classer la cigarette électronique dans la catégorie du médicament, ce qui aurait mis un frein brutal à son expansion sur le sol français, où elle est aujourd’hui en vente libre. De même, son classement comme « produit du tabac » pur et simple aurait conduit à placer l’e-cigarette sous la coupe exclusive des buralistes, seuls habilités, en France, à distribuer ces produits. Sous l’action de lobbys comme la Fivape [6], et d’une mobilisation d’utilisateurs dont la spontanéité comme l’indépendance doivent être considérés avec prudence, une solution intermédiaire a finalement été retenue. La cigarette électronique sera classée comme un « produit connexe » du tabac, et les modalités de sa distribution laissées à l’appréciation des États-membres.

Risque de dépendance primaire

Côté français, les pouvoirs publics donnent l’impression d’une certaine fébrilité. « De nombreux experts sont perdus, observe Bertrand Dautzenberg, président de l’Office français de prévention du tabagisme (OFT). Normalement, un expert dispose de données quand il doit se décider, mais là, ils doivent légiférer sans données sur les risques de l’e-cigarette, donc en faisant des paris. » En 2011, l’Agence nationale pour la sécurité du médicament (ANSM), rejoignant l’OMS, déconseillait pourtant l’utilisation de la cigarette électronique. « L’usage de ce produit expose les utilisateurs qui n’étaient dépendants ni aux cigarettes, ni à la nicotine, à un risque de dépendance primaire », justifiait l’agence. Depuis, une étude approfondie sur les pratiques des consommateurs a été lancée par l’Institut national de prévention et d’éducation pour la santé (INPES), dont les résultats sont attendus pour l’automne 2014. Surtout, le ministère de la Santé a commandé et reçu en 2013 un rapport de l’OFT qui doit l’orienter quant aux dispositions à prendre. En attendant, la vente d’e-cigarette est interdite aux mineurs, et les taux de nicotine autorisés en vente libre sont limités à 20 mg/ml d’e-liquide.

La législation française reste cependant l’une des plus favorables au produit, qui est interdit à la vente dans de nombreux États d’Amérique latine, en Australie, à Singapour ou encore en Thaïlande. L’avenir de la cigarette électronique doit être abordé dans le cadre du Plan national de réduction du tabagisme, transposition française de la directive tabac, dont la présentation devait intervenir dans le courant du mois de juillet 2014. Le débat se cristallise principalement autour du projet d’interdiction de vapoter dans les lieux publics. Cette mesure, recommandée par le rapport de l’OFT, suscite l’ire des fabricants, tandis que les médecins apparaissent, là encore, partagés. En cause ? Le risque d’un retour du geste dans les usages quotidiens, l’expulsion de la cigarette des lieux publics (et parfois privés) ayant permis un recul de la tolérance sociale vis-à-vis du tabac, et constitué une étape importante dans la lutte engagée contre cette industrie.

Le retour de la « cigarette bonbon » ?

Avec la cigarette électronique, d’apparence plus anodine que le tabac fumé, c’est aussi le risque d’une banalisation de la consommation de nicotine qui concentre les inquiétudes. La population des adolescents et des jeunes adultes, cible marketing traditionnelle des cigarettiers, est au centre des préoccupations. Au États-Unis, d’après une étude des Centres de contrôle et de prévention des maladies (CDC), 1,78 million de collégiens et lycéens auraient utilisé la vapoteuse en 2012.

Le discours sur l’e-cigarette « objet de plaisir », de même que la multiplication des « saveurs » proposées au consommateur, rappellent inévitablement les stratégies élaborées par l’industrie du tabac pour séduire la jeunesse. « Les industriels ont longtemps utilisé la « cigarette bonbon », avec des parfums qui rappellent ceux qui sont consommés par les enfants. C’est aujourd’hui interdit pour le tabac, mais autorisé pour la cigarette électronique », rappelle le président du CNCT, Yves Martinet. Le ministère de la Santé prévoit cependant d’interdire toute publicité portant sur l’e-cigarette.

Problème de traçabilité des liquides à vapoter

Les normes d’étiquetage et de sécurité, la composition des liquides ainsi que leur conditionnement, sont également inscrits à l’agenda réglementaire. Avec l’arrivée d’une multitude d’outsiders sur le marché, attirés par les opportunités de profit liées à sa croissance exponentielle, et en l’absence de toute réglementation, les interrogations sont nombreuses quant à la qualité de produits dont les origines ne sont pas toujours bien établies. « Plus de la moitié des liquides consommés en France y sont aussi élaborés », assure la Fivape. Tout en reconnaissant le fait que l’amélioration des normes de fabrication et de traçabilité est une priorité, tant l’image de la cigarette électronique pourrait souffrir d’un afflux de produits dont les propriétés seraient sujettes à caution.

Depuis le mois de mai 2014, la Fivape s’investit au sein d’une commission réunie sous l’égide de l’Agence française de normalisation (AFNOR), se donnant pour objectif d’encadrer les pratiques du secteur. Les fabricants d’e-liquide, dont les pionniers sont des entreprises indépendantes, entendent faire la promotion de produits certifiés made in France, c’est à dire assemblés dans l’hexagone, puisque la plupart des matières premières (nicotine, propylène glycol) sont produites dans les pays émergents.

« Big tobacco » entre en lice

L’industrie du tabac, quant à elle, est dans une posture d’observation. Mais elle commence à avancer ses premiers pions. En France, les cigarettiers sont positionnés, à côté des indépendants, au sein de la commission de normalisation AFNOR. Japan Tobacco International, qui commercialise la marque Camel, a lancé en avril son propre vaporisateur, « Ploom », qui présente la particularité de chauffer du tabac en capsule. Aux États-unis, Philip Morris s’est associé avec son homologue Altria pour attaquer le marché de l’e-cigarette, tandis que British American Tobacco (Lucky strike) a créé une filiale dénommée Nicoventures, qui commercialise un premier modèle en Grande Bretagne, sous le statut de médicament. Enfin, la quatrième major, Imperial Tobacco (Gauloise), a racheté la société Dragonite, créée par l’inventeur de la vapoteuse, Hon Lik, désormais employé par la firme multinationale. Ces mouvements sont scrutés à la loupe par les entreprises du secteur, mais aussi par les associations de lutte contre le tabac, qui redoutent un détournement de l’usage de l’e-cigarette au profit de « Big tobacco ».

Quels sont les objectifs des industriels du tabac ? En premier lieu, ne pas être dépassés par l’évolution d’un marché dont le développement n’est pas nécessairement contraire à leurs intérêts fondamentaux. « L’apparition d’un nouveau produit voisin du tabac, même s’il n’en contient pas, est un moyen de rajeunir le produit, de détourner le débat et de maintenir le fantasme d’un tabac non dangereux », analyse l’OFT. « L’objectif de l’industrie du tabac est de faire en sorte que les fumeurs restent dépendants de leur addiction à la nicotine le plus longtemps possible, afin de pouvoir leur vendre un maximum de produits sur un maximum de temps », rappelle le CNCT.

Un intérêt dans lequel les cigarettiers sont rejoints par un secteur économique qui utilise, lui-aussi, le tabac comme matière première, à savoir l’industrie d’extraction de nicotine, principalement basée en Chine, en Inde et aux États-Unis. Industriels du tabac et producteurs de nicotine ont d’ailleurs créé leur propre salon de la cigarette électronique, Ecig Europe, dont la deuxième édition s’est tenue à Nice, du 16 au 18 juin 2014. Autour de l’e-cigarette, les grandes manœuvres ne font que commencer.

Thomas Clerget

Photo : CC Just Ard

Notes

[1] Source : étude réalisée par le cabinet Xerfi, intitulée « Le marché de la cigarette électronique », avril 2014.

[2] Source : Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT), Tableau de bord mensuel tabac.

[3] « Rapport et avis d’expert sur l’e-cigarette », OFT, mai 2013, réalisé sur demande du ministère de la Santé. Sur le propylène glycol, lire pages 40 et 41.

[4] Ces deux dernières citations sont tirées de l’émission « Science publique », diffusée le 20 décembre 2013 sur France Culture, disponible à l’écoute ici.

[5] « Un sondage qui demanderait à des vapoteurs s’ils ont cessé d’utiliser la cigarette ne serait pas probant. Cela pour de nombreuses raisons, par exemple le fait que s’ils sont devenus vapoteurs, c’est parce qu’ils voulaient quitter le tabac. Et si ce sondage est réalisé à partir d’un site web qui sollicite des témoignages en ce sens, les biais sont tellement forts que les résultats sont sans valeur. »

[6Son équivalent européen est l’Electronic Cigarette Industry Trade Association (ECITA).

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