Supermarché, je te hais!

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Imposer aux agriculteurs des prix inférieurs à leur coût de production, exiger des produits archi-calibrés, renvoyer la marchandise, maintenir la pression pour éviter aux producteurs de parler : certains supermarchés réinventent l’esclavagisme moderne. François* compte parmi les nombreux producteurs enchaînés. Confidences à la volée.

Chaque sachet doit contenir au minimum 5 endives et peser 1 kilo tout rond.

Bienvenue dans le Nord au pays de la chicorée, chez les producteurs d’endives où l’on récolte genoux à terre, où les graines sont si fines qu’un semis sur quatre est à recommencer, où l’on effeuille à la main, où l’on manipule le légume pendant près de 6 mois.

Devant le mini tapis roulant qui fait défiler les endives à préparer et à ensacher, François vide son sac à mesure que son équipe familiale remplit ceux destinés à la grande distribution. « Les sachets doivent peser un kilo, entre 1000 et 1030 grammes exactement. Il est interdit de mettre moins de 5 endives et tous les légumes doivent avoir à peu près la même taille. Vous ne pouvez pas coller une grosse endive avec une petite, on vous refuserait le paquet. » Alors à un rythme plus que soutenu, sa femme, son frère, sa belle sœur, un voisin jettent des feuilles et des feuilles pour aboutir à de belles endives en fuseau bien proprettes et archi calibrées. Sur le tapis, un magnifique gâchis.

Produire plus pour perdre moins

« Toute ma production est vendue à la coopérative qui elle-même la revend aux supermarchés. Tous les jours, le responsable de l’agréage (celui qui contrôle la production) prélève au hasard un de mes sachets et m’attribue une note. La meilleure, c’est un 17 qui permet d’être payé au prix fixé du moment. Quand les endives se vendent mal, comme par hasard tu as une moins bonne note et un prix d’achat plus bas. » En ce moment, même avec un 17, les endives de François sont achetées à 50 centimes le kilo. « Le prix de vente normal se situe entre 70 et 80 centimes mais notre coût de revient est de 90 centimes. Tous les jours on perd de l’argent, on fait comment ? »

Pourquoi vos endives de supermarchés sont-elles si calibrées ? Parce qu’on leur enlève des feuilles et des feuilles pour qu’elles soient toutes pareilles.

Optimiser encore la production, François a bien essayé. « Pendant 10 ans, on a investi pour acheter des machines et augmenter notre rendement. Aujourd’hui, on ne peut plus rien gratter. » Les endives qui pousseraient toute seules sans intervention humaine, ça n’existe pas. Quand François sort les cahiers sur lesquels il consigne depuis des années toutes les interventions sur ses légumes, on comprend l’attention de tous les instants que requiert cette culture. Tout l’amour qu’il y met dedans aussi.

Tout arrêter, changer de cap ? Quand on est dans la situation de François, c’est impossible. Des milliers d’euros ont été investis dans ce matériel spécifique. « Et puis quand tu es dans une coopérative, il est difficile d’en sortir. Tu t’engages pour des contrats de 5 ans, tu n’as pas le droit de vendre plus de 25% de ta production en direct, tout le reste c’est pour la coop. Le principe de départ est bon : mutualiser compétences et matériel. Mais au final tu ne t’en sors pas.

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Quand les producteurs finissent par perdre leur liberté.

Tu es enchaîné d’ici (il montre ses poignets) et surtout de là (il désigne sa bouche).  Quand tu l’ouvres et que tu manifestes ton mécontentement, ça te retombe dessus. La coopérative t’assigne le supermarché spécialiste du retour à l’envoyeur. Et quand tu te retrouves avec tes endives emballées que tu dois jeter, tu pleures. L’autre punition consiste à t’attribuer l’ensachage le plus onéreux, celui qui te coûte 20 centimes pièce. Avec l’âge j’ai appris à me taire. »

Après plus de deux heures sur l’exploitation, je demande à François de poser pour la photo souvenir. « Non, je préfère que l’on ne me voit pas. » Quelques minutes plus tard, il revient pourtant avec un bouquet d’endives et son plus beau sourire pour l’objectif. Libre, le temps d’un clic.

* Le prénom a été changé

Source : La ruche qui dit oui