Eau potable cancérigène : 50 ans de « scandale sanitaire »

Des milliers de kilomètres de canalisations d’eau potable en France sont contaminés par un agent cancérigène, le chlorure de vinyle monomère (CVM). Ce problème, connu depuis les années 1970, reste largement ignoré du public. Grâce à un lanceur d’alerte et à des données inédites, l’ampleur de cette pollution est désormais mise en lumière, tout comme l’inaction des pouvoirs publics face à ce désastre sanitaire.

Une substance toxique intégrée au réseau depuis des décennies

Le chlorure de vinyle monomère (CVM) est un gaz utilisé dans la fabrication du PVC, matériau couramment employé pour les canalisations d’eau potable. Dès les années 1930, les premières alertes sur la toxicité de cette substance émergent. En 1987, le Centre international de recherche sur le cancer le classe comme « cancérogène certain pour l’humain ».

Dans les années 1960, en pleine modernisation des infrastructures, le PVC devient le matériau de choix pour les conduites d’eau, notamment dans les zones rurales nouvellement raccordées au réseau public. Comme l’explique Frédéric Blanchet de l’Association scientifique et technique pour l’eau et l’environnement (Astee), l’essor de ces canalisations en PVC est alors fulgurant. Pourtant, ce matériau contient du CVM résiduel, qui peut migrer dans l’eau.

Ce n’est qu’au cours des années 1980 que les procédés industriels évoluent pour éliminer en grande partie ce composé toxique du PVC. Mais entre-temps, une immense partie du réseau a été posée avec les anciens matériaux. Le ministère de la Santé estime aujourd’hui à environ 140 000 kilomètres la longueur de canalisations en PVC posées avant 1980 ou dont la date d’installation est inconnue.

Un scandale étouffé et une réponse réglementaire tardive

Malgré les alertes scientifiques et médicales répétées, les producteurs de PVC ont longtemps minimisé les dangers du CVM. Selon Gaspard Lemaire, chercheur en sciences politiques à l’origine des récentes révélations, « les producteurs de PVC se sont efforcés de dissimuler durant des années la toxicité du CVM et les dangers encourus par les travailleurs comme par les consommateurs ».

Il a fallu attendre 1998 pour que l’Union européenne impose un seuil de qualité pour le CVM dans l’eau potable : 0,5 microgramme par litre. En France, les analyses de ce contaminant n’ont été rendues systématiques que bien plus tard. Officiellement, selon le ministère de la Santé, ces tests ont débuté en 2007. En réalité, selon l’Astee, la première campagne nationale de détection n’a été lancée qu’en 2011.

Cette lenteur de réaction est vivement critiquée par Gaspard Lemaire, qui parle d’un grave manquement à la protection sanitaire : « Informés des risques liés à la contamination des réseaux d’eau par cette substance, les législateurs ont gravement manqué de diligence », écrit-il dans un article. Et d’ajouter que la France a agi bien après d’autres pays, comme les États-Unis, qui détectaient déjà le CVM à des seuils très bas dès 1975.

Des résultats alarmants sur tout le territoire

Grâce aux démarches de Gaspard Lemaire, et après un passage par la Commission d’accès aux documents administratifs, des données confidentielles ont été obtenues auprès de neuf agences régionales de santé. Ces données révèlent 6 410 cas de non-conformité entre 2014 et 2024, répartis sur les régions suivantes : Normandie, Hauts-de-France, Bourgogne-Franche-Comté, Provence-Alpes-Côte d’Azur, Auvergne-Rhône-Alpes, Nouvelle-Aquitaine, Grand Est, Bretagne et Corse.

Les dépassements de seuil peuvent atteindre jusqu’à 1 400 fois la limite réglementaire. La Normandie présente un taux de non-conformité de 11 %, tandis que la Provence-Alpes-Côte d’Azur n’affiche que 0,5 %. Les zones rurales, en bout de réseau, sont les plus touchées : l’eau y stagne plus longtemps dans les canalisations, favorisant la migration du CVM vers l’eau consommée.

Une gestion opaque, des habitants peu informés

Les autorités ont souvent gardé le silence sur cette pollution. Dans de nombreuses communes, les habitants n’ont été ni alertés, ni informés de la non-potabilité de leur eau. Dans certains cas, des communes ont été contraintes de distribuer de l’eau en bouteille en urgence ou de purger leurs réseaux. Pourtant, l’État continue de minimiser le problème. Dans une instruction de 2020, il indique qu’« un taux de conformité proche de 97 % » a été observé depuis 2012 sur plus de 120 000 analyses de CVM.

Mais pour Gaspard Lemaire, cela reste très préoccupant : « Un taux de non-conformité de 3 % laisse penser qu’un nombre important de Français sont manifestement exposés au CVM. » Selon une note de l’Institut de veille sanitaire datant de 2010, 600 000 personnes seraient concernées par des niveaux de CVM supérieurs à la norme.

Des solutions connues, mais hors de portée

La seule solution pérenne pour éliminer le CVM de l’eau potable est le remplacement des canalisations contaminées. Or cette option, bien qu’efficace, est lourde à mettre en œuvre. Elle nécessite d’abord d’identifier les tronçons à risque à l’aide de modélisations informatiques, puis de confirmer la présence de CVM par des prélèvements.

Dans les Côtes-d’Armor, il a ainsi fallu plus de deux ans pour identifier précisément les 77 kilomètres de canalisations concernées, au sein d’un réseau départemental long de 4 500 kilomètres. Ensuite vient la phase de remplacement, avec un coût oscillant entre 50 000 et 200 000 euros par kilomètre, selon le relief, la densité urbaine et la complexité des travaux.

Des collectivités piégées par le coût du renouvellement

Les communes rurales, principales victimes de cette contamination, sont aussi celles qui ont le moins de moyens pour y faire face. Bertrand Hauchecorne, maire de Mareau-aux-Prés dans le Loiret, le résume ainsi : « C’est vraiment un casse-tête. Comme on n’a pas les moyens de renouveler les réseaux, on fait des emprunts, mais cela augmente le prix de l’eau, parfois à des montants difficilement acceptables par les usagers. »

Malgré les promesses présidentielles, les aides publiques restent largement insuffisantes. Le plan Eau, censé accélérer les travaux, n’a pas eu d’impact significatif. Les financements des Agences de l’eau sont en baisse, le Fonds vert s’amenuise, et les départements n’accordent pas tous des subventions.

Une crise révélatrice d’un dysfonctionnement systémique

Pour Gaspard Lemaire, cette affaire dépasse la simple question technique ou financière. Elle illustre un profond échec de la puissance publique à protéger ses citoyens. « C’est difficile d’informer le public sur le fait que les canalisations sont cancérogènes, et que pendant des années on n’a rien fait », confie-t-il. Il estime que « la gestion de cette affaire ne relève nullement d’un cas isolé, mais témoigne d’une incapacité généralisée de l’État à protéger les citoyens contre les menaces sanitaires croissantes ».

Source : reporterre.net